Paroles de dimanches

Le Jésus qui interpelle. En plein travail

Photo André Myre

Par André Myre

Paroles de dimanches

17 janvier 2024

Crédit photo : Drazen Zigic / Unsplash

Le passage de Marc retenu (Mc 1,14-20) pour ce dimanche raconte, en deux scènes, les premiers pas de Jésus en Galilée, après son séjour auprès de Jean. La première, stéréotypée, place le régime de Dieu au cœur de l’espérance de Jésus, tandis que la seconde décrit l’appel de ses quatre premiers partisans.

Chaque péricope mérite d’être traitée séparément[1].

 

I

Proclamation

(1,14-15)

 

1,14 Après que Jean eut été livré, cependant, Jésus vint en Galilée, proclamant la bonne nouvelle de Dieu, 15 et disant :

Le temps est rempli et le régime de Dieu s’est rapproché.

Changez de vie et ayez confiance en la bonne nouvelle.

 

 

Traduction

 

Régime de Dieu (v 15a). «Régime» plutôt que règne ou royaume. Le mot implique, très largement, l’établissement, en terre d’Israël, d’une nouvelle façon de vivre, à l’intérieur d’une nouvelle organisation politique, sociale, économique et religieuse, sous la gouverne d’un nouveau souverain, soit Dieu lui-même.

Avoir confiance (v 15b). Première mention du verbe «croire» dans l’évangile. Très proche du sens de la racine hébraïque, le concept de «foi» dans les évangiles est moins de l’ordre d’une adhésion intellectuelle que d’une réaction de confiance qui conduit à un engagement. Avoir ou faire confiance à la bonne nouvelle, c’est se ranger effectivement de son côté même si elle est controversée.

 

Après la rencontre avec Jean

 

En ce début de l’évangile proprement dit, il faut faire appel à ce fameux passage des Actes :

 

Ac 10,37 Vous la savez, vous, la chose arrivée dans toute la Judée, à commencer par la Galilée, après l’immersion que Jean a proclamée, 38 Jésus, celui de Nazareth, comment Dieu lui a donné une onction de Souffle saint et Puissance, lui qui passa en faisant du bien et en guérissant tous ceux qui étaient opprimés par le diable, parce que Dieu était avec lui.

 

Il était traditionnel, dans le christianisme primitif, après qu’on eut parlé de la rencontre avec Jean puis du baptême de Jésus, de passer aux gestes guérisseurs de ce dernier. C’est exactement ce que va faire l’évangéliste à partir d’ici. Car, comme on va le voir dans les textes à venir, quand Marc parle de la proclamation ou de l’enseignement de Jésus, il signifie le sens qu’ont ses gestes.

Il semble bien que l’assassinat de Jean, par Hérode Antipas, ait été un choc pour Jésus, qui a lu l’événement comme un appel à prendre la relève. Jésus était un Galiléen, donc un homme du Nord, qui avait très peu de liens affectifs, idéologiques et religieux avec la Judée, et Jérusalem en particulier. Il a donc fait sien l’appel de Jean à changer de vie et à s’engager, mais il a décidé de l’interpréter en fonction de ce qu’il considérait comme son pays, la Galilée.

Le temps de la mainmise d’Hérode Antipas sur sa patrie, dont il pillait les richesses au nom des Romains qui l’avaient installé au pouvoir et à son propre profit, était terminé. Tout comme l’étaient le gouvernement du grand prêtre de Jérusalem, lui aussi nommé par les Romains, ainsi que l’oppression culturelle et religieuse des scribes dépêchés par Jérusalem pour mettre la Galilée au pas. Tout cela avait fait son temps, le changement de régime, celui de Dieu cette fois, était proche. Entretemps, il ne fallait pas oublier que la conjoncture était dangereuse, à preuve la mort de Jean

Jean et Jésus étaient très proches l’un de l’autre, le second a d’ailleurs pris la relève du premier. Mais, s’ils lisaient la réalité de façon semblable, leur approche des autres était très différente. Jean, pour sa part, fustigeait les grands pour leur gestion catastrophique des affaires humaines et invitait les gens à prendre leurs distances vis-à-vis du système en vue du jugement de l’Humain. Jésus, par contre, espérait la mise sur pied par Dieu lui-même d’une nouvelle organisation de la société au profit des petites gens, et cherchait à poser des gestes qui déjà leur changeraient la vie et leur rendraient l’espérance possible.

 

Marc

 

Marc a créé le cadre qui entoure la parole du v 15a sur le régime de Dieu. Il suit la tradition selon laquelle Jésus s’est concentré sur la Galilée, après que se soit terminé le temps de la proclamation de Jean. Et, selon lui, la bonne nouvelle annoncée par Jésus, est celle du régime de Dieu (v 14). Il termine sa péricope en faisant voir un lien entre Jean et Jésus : comme le premier, le second appelle à un «changement de vie», en fonction de la bonne nouvelle annoncée (v 15b). Il faut noter que «bonne nouvelle» a ici deux sens. D’un côté, c’est «la bonne nouvelle de Dieu» (v 14) dont les gestes de Jésus vont témoigner. Et de l’autre, c’est la bonne nouvelle de la seigneurie de Jésus, proclamée dans le titre (v 1). En somme, la bonne nouvelle à laquelle les lectrices et lecteurs sont invités à faire confiance, c’est celle d’un Jésus toujours actif dans l’Histoire, à partir de la dimension de Dieu, et qui a les mêmes orientations que jadis, en poursuivant les mêmes objectifs.

Marc se sert du texte traditionnel du v 15a pour donner à ses lectrices et lecteurs la clef de lecture de la section qui suit (1,16 – 3,35. D’un côté, les récits des gestes de Jésus vont montrer que le temps de la domination de Rome et de Jérusalem est terminé, et vont permettre à ses lecteurs de se faire une bonne idée de ce qui se passera sous le régime de Dieu. Et, de l’autre, l’enthousiasme des petites gens face à la bonne nouvelle, d’une part, et la violence de la réaction des pouvoirs en place, d’autre part, appuient l’espérance que Jésus cherche à faire partager. Il est évident que quelque chose d’important se prépare.

 

Ligne de sens

 

L’effort à faire pour comprendre un texte ancien n’implique pas qu’il faille en partager la vision du monde, ou la culture, étrangère dans le temps et l’espace. Faire confiance à la bonne nouvelle, ne veut pas dire être à l’aise avec les catégories du pouvoir signifiées par l’accession à la seigneurie par Jésus, ni avec les titres qui lui ont été accordés. Il ne s’agit pas, non plus, pour les partisans actuels de Jésus à se mettre à espérer que Dieu vienne mettre de l’ordre dans les affaires politiques, économiques ou religieuses, puis régenter l’humanité à sa guise. Encore moins, faudrait-il chercher à créer en soi une sorte d’attente factice, qui ferait espérer un renversement radical des choses à très brève échéance, comme c’était le cas pour Jean, Jésus et une bonne partie du christianisme primitif.

Jean, Jésus, Marc sont des Anciens, dont l’interpellation n’a rien à voir avec une recréation du passé. Toute la Bible, d’ailleurs, est parole passée de Dieu. Tout cela nous est donné pour nous mettre devant notre responsabilité d’écouter la parole présente de Dieu. C’est d’ailleurs précisément ce que Marc cherche à faire. Il parle à ses lecteurs de l’événement passé de Jésus, pour les aider à découvrir les décisions présentes du messie-fils de Dieu. L’appel à la foi, ou à la confiance, dont il parle, n’est pas dans un credo éternel, ni dans une institution immuable, mais dans une orientation de vie précise, sur un chemin dont il trace la direction. Engagez-vous sur ce chemin en hommes et femmes de votre temps, dit-il à ses lecteurs, et vous deviendrez de beaux êtres humains. Ayez confiance.

 

II

Interpellation

(1,16-20)

 

La deuxième péricope, à introduire la série des gestes de Jésus typiques du régime de Dieu, est celle de l’appel des quatre premiers partisans de Jésus. Elle est composée de deux petites scènes de facture identique.

 

1,16 Et, passant le long de la mer de Galilée, il vit Simon, et André, le frère de Simon, jetant leurs filets dans la mer, car ils étaient pêcheurs. 17 Et Jésus leur a dit :

Allez ! derrière moi, et je vous ferai devenir pêcheurs d’hommes.

18 Et aussitôt, ayant laissé leurs filets, ils le suivirent.

 

19 Et, ayant fait quelques pas, il vit Jacques, celui de Zébédée, et Jean son frère, et eux dans la barque, réparant les filets. 20 Et il les appela aussitôt, et, ayant laissé leur père Zébédée dans la barque avec les employés, ils partirent derrière lui.

 

 

Traduction

 

Passer le long de (v 16). Marc utilise la préposition incluse dans le verbe (paragô para). Ce n’est pas du bon grec. Le niveau littéraire de l’évangéliste n’est pas très élevé.

Mer (v 16). L’étendue d’eau dont il est question, un lac d’environ 21 x 8 km, est le plus souvent appelée «mer» dans les évangiles.

A dit (v 17). Le verbe est mis au passé composé pour éviter la confusion qu’aurait créée, en français la forme simple, identique à celle du mode présent.

Celui de (v 19). L’article placé devant un nom (lui-même, comme ici, déjà précédé de son propre article) indique un lien familial qui n’est pas explicité. Ici, il s’agit de la filiation (v 20).

 

L’appel des partisans

 

Au début de son évangile, comme nous l’avons vu la semaine dernière, Jean rapporte des données intéressantes, qui permettent de comprendre comment le travailleur manuel Jésus, vivant dans un village situé à l’intérieur du territoire, a rencontré des pêcheurs établis autour du lac (Jn 1,35-51). Les premiers partisans de Jésus, en effet, étaient des hommes qui, comme lui, étaient partis de chez eux pour aller retrouver le Baptiste. De leurs échanges est née une décision commune d’agir de façon concertée à leur retour en Galilée, Jésus, pour sa part, prenant la décision d’intervenir avec eux au nord du lac plutôt que chez lui.

 

Tradition

 

Pour comprendre le sens de la scène double que Marc a reçue de sa tradition, il nous faut partir d’un récit traitant de l’appel du prophète Élisée par son mentor Élie (1 R 19,19-21); en voici l’essentiel pour notre propos :

 

1 R 19,19 [Élie] marcha de là et trouva Élisée, fils de Shâphat, alors qu’il était en train de labourer. […]

Élie passa près de lui et envoya son manteau sur lui. […]

21c Et il se leva, marcha derrière Élie et se mit à son service.

 

C’est la seule scène d’appel, fait par un prophète, de tout l’Ancien Testament. Et ce n’est évidemment pas un hasard si elle concerne les prophètes Élie et Élisée. Les traditions très anciennes concernant Jean et Jésus contiennent très souvent des réminiscences de ces deux prophètes. Il y a trois données du texte qu’il faut noter :

. Élisée est en plein travail;

. Élie l’appelle en jetant son manteau sur lui[2];

. Élisée part à sa suite.

La scène double de l’appel des quatre premiers partisans par Jésus suit le même schéma. Chaque paire de frères est au travail; Jésus les appelle, non pas par un geste, cependant, mais par une parole; puis les partisans se mettent à le suivre.

En apparence, le texte traditionnel est très simple, et semble décrire un événement qui s’est passé dans la vie de Jésus. En réalité, c’est un récit proprement chrétien, tout imprégné de la foi en Jésus Christ. D’abord, il présente implicitement Jésus comme le nouvel Élie tant attendu, qui, lui, en appelle plusieurs à prendre la relève. Ensuite, la parole de Jésus est proprement qualifiée d’«appel». Au v 20, en effet, la parole n’est pas répétée, mais le texte dit de Jésus qu’il «appela» les fils de Zébédée. Or, «appel» est un terme technique du christianisme primitif pour désigner l’interpellation à la foi au Christ seigneur. La formulation même de la parole, d’ailleurs, est d’inspiration chrétienne.

En effet, alors que Jésus voulait avoir des compagnons pour partager sa tâche en vue de guérir et de nourrir son peuple, l’expression «pêcheurs d’hommes» désigne l’activité proprement ecclésiale d’inviter des partisans potentiels à faire le pas de la foi à l’intérieur d’un groupe constitué. La finale du récit, en montrant Jacques et Jean quittant leur père en même temps que l’entreprise familiale, cherche à conforter les futurs adeptes de Jésus, obligés de faire des coupures douloureuses par fidélité à leur appel.

 

Rédaction

 

Marc a effectué quelques petites retouches au texte traditionnel. Le début du v 16 est de sa main; il situe en Galilée la mer mentionnée quelques mots plus bas, faisant ainsi un lien avec le v 14. Il précise que la première paire de frères étaient des pêcheurs, préparant ainsi la parole du v 17; ce genre d’explications lui est coutumier. Au v 19, enfin, il précise l’identité de Jacques, anticipant sur la mention du v 20. Cette série d’ajustements littéraires ne touche pas au sens[3].

Marc a utilisé ce texte au profit de la rédaction de son évangile. Il voulait que, dès le début, il y ait des témoins de l’activité de Jésus. Et ces quatre-là sont les principaux partisans, qui interviendront fréquemment dans le reste du texte. Le récit de l’appel n’est donc qu’un point de départ, et Marc va mettre beaucoup de soin à montrer comment Jésus a formé les siens pour qu’ils entreprennent la tâche qu’il voulait leur confier en les appelant à le suivre. Malheureusement, ils manifesteront de fortes résistances face à l’interpellation que leur lance Jésus. Certes, ici, ils le suivent, ils partent derrière lui. Mais ils sont comme ceux que Marc décrit en 4,17 :

Ils n’ont pas de racine en eux-mêmes mais sont inconstants, ensuite, arrivant pression ou opposition à cause du dire, ils sont aussitôt déstabilisés.

Le oui à l’appel n’est qu’un point, qui n’a de sens que s’il est suivi de la ligne de la vie. Selon le scénario de Marc, rien n’est encore joué, on en est aux préparatifs de la pièce.

 

Ligne de sens

 

Le contenu de l’appel se précisera au fil de l’évangile. Mais, dès maintenant, quelques points caractéristiques méritent d’être soulignés. D’abord, en tirant la ligne depuis l’appel d’Élisée par Élie, il faut remarquer l’insistance sur le moment où l’interpellation se fait : au cœur de la réalité, en plein travail, alors qu’on ne s’y attend pas, sans préparation aucune. Comme au temps de Jean et de son partisan Jésus, ailleurs que dans l’espace sacré de la religion.

De plus, l’appel se fait à l’occasion d’une rencontre. Quelqu’un passe, offre un tracé à suivre, présente une autre façon de vivre, et va devant en marchant lui-même sur le chemin.

Certes, le récit dit la réponse positive des quatre principaux partisans de Jésus. Mais il n’est pas raconté de façon anecdotique. Il dit comment la foi se transmet dans l’Histoire en marche, même en un temps où l’édifice de la foi se déconstruit. Quelqu’un d‘aligné sur Jésus prend sur lui d’en inviter un ou une autre à faire comme lui, et l’autre accepte. Les deux sont au service d’un plus grand qu’eux, qui oriente leur vie. L’histoire de la foi continue. Sans mandat en amont, sans certitude pour l’aval des choses. Un point imprévisible sur une ligne dont on ne sait d’où elle vient, ni où elle va (Jn 3,8), un mouvement, une avancée.

 

 

Notes :

 

[1] Je souligne une dernière fois que les caractères gras dans la traduction des textes commentés indiquent l’apport rédactionnel de l’évangéliste.

[2] C’est un geste de prise de possession. Quand un homme, par exemple, entoure une femme de son manteau, il signifie qu’il la prend pour épouse et qu’elle est à lui.

[3] Il adore l’adverbe «aussitôt» (vv 18.20) – 38 fois dans les chapitres 1-12 qui relèvent de lui, 16 fois dans le reste du Nouveau Testament.

À PROPOS D’ANDRÉ MYRE

André est un bibliste reconnu, auteur prolifique et spécialiste des évangiles, particulièrement de celui de Marc. Il a été professeur à la Faculté de théologie de l’Université de Montréal. Depuis plusieurs années, il donne des conférences et anime des ateliers bibliques.

 

Les opinions exprimées dans les textes sont celles des auteurs. Elles ne prétendent pas refléter les opinions de la Fondation Père-Ménard. Tous les textes publiés sont protégés par le droit d’auteur.

 

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